Combien d’implicites dans cette injonction ? Combien d’idées reçues sur ce que doit être un homme ? Une éducation genrée dès le plus jeune âge, c’est ce qui est encore observé dans notre société1. Face à ce constat, des initiatives sont prises pour défendre, en particulier, les droits de la femme. Et si nous défendions également ceux des hommes ?
— Note : cet article a d’abord été publié dans Grandir Autrement, numéro 74 de jan-fev 2019, dans le dossier « Les pères » —
Un garçon, ça ne pleure pas
“Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir
[…] Tu seras un homme, mon fils.”
Rudyard Kipling
Tel est l’emblème du message, transmis de père en fils. “Sans dire un seul mot.”
Car, un homme, c’est courageux, ça n’a pas peur, ça fait face aux difficultés sans faiblir. Un homme, ça ne se laisse pas faire, et puis, aussi, ça ne pleure pas. Combien de garçons ont grandi avec ce message ?
La société évolue, certaines idées font leur chemin, et l’on pourrait penser que celle-ci disparait. Et dans une certaine mesure, c’est vrai, les choses évoluent. Cependant… il suffit de faire un tour dans une cour de récréation pour s’apercevoir que ce décalage garçon/fille est toujours présent. Nos garçons reçoivent des messages de courage, et nos filles de protection. Dans l’inconscient collectif, survit encore le schéma classique du preux chevalier défendant la princesse…
Si les ouvrages se multiplient pour faire sortir les filles de ce rôle2, ceux qui incitent les garçons à rester “sensibles” sont plus rares. Cette tâche relève de l’inspiration des adultes qui entourent l’enfant. On ne trouve pas souvent de phrases comme la superbe “Sois fort, et ne cache pas tes larmes” d’Astrid Desbordes3.
Quel est le problème ?
Au fond, nous pourrions rester dans ce schéma qui a, jusqu’ici, à peu près fonctionné. Seulement, une émotion, c’est utile. Si la nature nous a dotés de la faculté de ressentir, c’est parce que nous avons besoin de ces messages pour nous construire. La peur, la tristesse, ce sont des indications qu’il nous faut écouter si nous voulons apprendre à poser nos limites en accord avec ce que nous sommes, et ce, indépendamment de notre genre. Non, aucune émotion n’est plus valable chez une femme que chez un homme, et vice-versa.
Face aux messages genrés reçus dans leur enfance, une bonne partie des hommes a appris à substituer leurs sentiments de tristesse ou de peur par de la colère. “La seule émotion davantage tolérée chez les garçons est la colère” d’après le rapport de l’IGAS1. Ces hommes ont donc du mal à décrypter leurs propres émotions, et encore plus à les exprimer. Ce qui a pour conséquence évidente que leur communication est polluée par ces émotions inappropriées, et que l’échange avec les autres en souffre. Si chacun savait exprimer justement ce qu’il ressent, il y a fort à parier que les relations en seraient simplifiées, et surtout, apaisées.
En outre, au delà de cette authenticité dans les relations, on peut évoquer la confiance en soi. En effet, savoir ce que l’on ressent, savoir ce que l’on vit, est le point de départ de la confiance en soi. Si, au contraire, on apprend à ne pas se fier à notre instinct, et à remplacer certaines de nos émotions, non acceptables, par d’autres, comment penser que l’on peut se faire confiance ?
Du temps pour désapprendre
Lorsque le jeune chevalier grandit, il garde souvent en lui cette idée qu’il lui faut cacher ses émotions. Il va devoir affronter les difficultés sans les partager, au risque de ne pas se montrer à la hauteur du rôle que la société lui a réservé. Certains, pourtant, choisissent une autre voie, et s’ouvrent à leurs ressentis. Cela n’est pas toujours facile, puisque ce n’est pas ainsi qu’ils ont grandi. Ils devront apprendre seuls à recevoir des émotions qu’ils ne pensaient pas avoir le droit d’exprimer.
A ce sujet, Tel Ben-Shahar – connu pour avoir été professeur de bonheur à Harvard – écrit :
“Après ce que j’ai vécu dans ma petite enfance, j’ai appris à refouler mes émotions, à ne pas montrer que j’avais mal. Il m’a fallu des années pour désapprendre, me débarrasser de cette habitude nocive et m’autoriser à éprouver des sentiments, à assumer mon humanité. J’ai franchi un pas décisif le jour où je me suis rendu compte – quand j’ai véritablement intériorisé le fait – que j’avais le droit d’être triste, qu’il n’y avait pas de mal à ne pas avoir le moral, à avoir peur, à se sentir seul ou angoissé. Cette prise de conscience toute simple (il est permis de ressentir) a représenté la première étape d’un long voyage, un parcours qui dure encore et comporte son lot d’avancées et de reculs, de victoires et d’échecs.”4
La clef de voute de ce témoignage est probablement l’expression “prise de conscience”, car c’est toujours d’une prise de conscience que vient la véritable évolution.
Et pour le papa d’aujourd’hui ?
Je croise régulièrement des papas qui ont découvert l’accueil des émotions lorsqu’ils ont eu des enfants. Convaincus de l’importance d’accompagner leurs enfants à exprimer leurs émotions, ils se sont rendu compte qu’ils ne savaient pas comment faire. Parce qu’ils ne savent pas écouter leurs propres émotions, ils n’en donnent pas le modèle à leurs enfants.
Les schémas que nous avons tous reçus, et que nous continuons d’observer de manière parfois inconsciente impliquent que, même ceux d’entre nous qui voudraient apporter à leurs enfants une éducation non genrée ont parfois du mal à ne pas tomber dans des travers dont ils n’ont pas conscience.
Pour un homme, qui a intégré ces notions d’interdit des émotions pour lui-même, cela devient réellement un frein à sa paternité. Difficile de recevoir l’émotion de ses enfants, de son/ses fils en particulier. Difficile de sortir du schéma reçu, et d’en inculquer un nouveau.
Une opportunité
Je choisirai pourtant, puisque l’on ne peut changer le passé, de considérer ces difficultés présentes comme une réelle opportunité. En effet, au moment où l’homme devient papa, il peut faire le choix de s’ouvrir à cette nouvelle palette d’émotions qui lui est proposée. Il peut décider, en toute conscience, d’apprendre avec son enfant. Recevoir ce que vit l’enfant, ce qu’exprime l’enfant, pour découvrir, à son tour, qu’il est également riche de ces émotions.
1 – Rapport de l’IGAS (Inspection Général des Affaires Sociales) de Décembre 2012 : http://www.igas.gouv.fr/IMG/pdf/RM2012-151P_egalite_fille_garcon_petite_enfance.pdf
2 – Par exemple : Histoires du soir pour filles rebelles – Elena Favilli et Francesca Cavallo – Edition Les arènes
3 – Ce que papa m’a dit, Astrid Desbordes et Pauline Martin – Albin Michel
4 – L’apprentissage de l’imperfection – Tal Ben-Shahar