Mieux comprendre le harcèlement scolaire à travers la notion de réputation, avec Margot Déage

Lors du sommet du harcèlement scolaire 2025, j’ai eu la chance d’interviewer Margot Déage, maîtresse de conférences à l’Université Grenoble Alpes, autrice du livre À l’école des mauvaises réputations.
Son intervention, passionnante et éclairante, propose un regard sociologique sur le harcèlement scolaire – un regard qui dépasse les faits individuels pour comprendre les mécanismes collectifs à l’œuvre dans les relations entre élèves.

(Retrouvez toute l’intervention de Margot Déage en bas de cet article)

Une chercheuse au plus près du terrain

Margot Déage n’a pas seulement étudié le harcèlement scolaire dans les livres.
Sa thèse, soutenue en 2020, s’appuie sur deux années d’immersion dans plusieurs collèges. Elle y a observé la vie quotidienne des élèves, leurs interactions, leurs discussions, leurs gestes et a interagi avec de nombreux collégiens, qui se sont confiés à elle sur les dynamiques relationnelles en jeu dans leur vie quotidienne.

Cette proximité lui a permis de saisir ce que les statistiques ne montrent pas toujours : les logiques sociales, les jeux de pouvoir, les non-dits qui structurent la vie adolescente.

Son constat est clair :

Le harcèlement ne naît pas de “monstres” isolés, mais d’un système social où la réputation et la hiérarchie des statuts prennent une importance considérable.

La réputation, clé de lecture du phénomène du harcèlement scolaire

Au cœur de son analyse se trouve la notion de réputation.
Au collège, la réputation n’est pas un simple “bruit de couloir” : elle détermine la place de chacun dans le groupe.
C’est un capital social fragile, construit à travers les jugements, les rumeurs, les attitudes, et même les silences des pairs.

Les adolescents n’ayant pas encore de repères stables (ni métier, ni statut social), ils s’appuient sur ce qu’ils peuvent contrôler : leur apparence, leur manière de parler, leur humour, leurs fréquentations.

Une “bonne réputation” ouvre les portes de l’appartenance.
Une “mauvaise réputation” conduit à l’isolement – et l’isolement, dans ce contexte, expose au harcèlement.

Margot Déage montre que dans l’imaginaire adolescent, “être sans amis” équivaut à “être victime”.
La peur du rejet pousse alors chacun à se conformer, parfois au prix de la bienveillance.

Le poids du genre dans la construction des réputations

Un autre apport essentiel de ses travaux concerne le rôle des normes de genre.
L’adolescence est un moment où filles et garçons apprennent à “jouer leur rôle” dans la société, et ce jeu n’est pas sans conséquences.

  • Pour les filles, la réputation repose souvent sur la retenue, la conformité aux attentes scolaires et sociales, et le respect des codes de féminité. Celles qui s’en écartent risquent la stigmatisation : elles deviennent la cible de rumeurs, jugées “trop” expressives, “trop” visibles, “trop” libres.
  • Pour les garçons, au contraire, la valorisation passe par la transgression. Être fort, drôle (l’humour est parfois intégrante du harcèlement scolaire), parfois provocateur, peut être un signe de reconnaissance. L’agressivité, dans certaines limites, devient une façon d’exister. En revanche, pas question de s’éloigner de la norme du mâle hétérosexuel…

Je dois dire que de voir à quel point les normes imposées par le groupe étaient encore si fortement liées aux codes du patriarcat m’a vraiment touchée…

Cette asymétrie dans les attentes explique que le harcèlement n’ait pas les mêmes formes ni les mêmes effets selon le genre :

  • Les filles subissent davantage de violences relationnelles (rumeurs, isolement, dénigrement).
  • Les garçons sont plus souvent impliqués dans des formes de violence physique ou verbale, parfois encouragées par la culture de la virilité.

L’école comme espace de contrôle social

L’école, sans le vouloir, peut renforcer ces mécanismes.
Margot Déage souligne que les règlements scolaires et les outils de mesure du harcèlement valorisent les formes visibles et bruyantes de violence – souvent masculines – et ignorent les violences plus diffuses, relationnelles ou symboliques.

Les sanctions tombent majoritairement sur les garçons, ce qui conforte l’idée que transgresser est “masculin”.
Les filles, elles, sont souvent invisibilisées dans ces analyses, alors même qu’elles souffrent de manière silencieuse.

De plus, les dispositifs institutionnels, en cherchant à “mesurer” le harcèlement, passent à côté de ce qui le rend si douloureux : la dimension de l’humiliation publique.
Dans une société où l’image (en ligne comme hors ligne) a tant d’importance, perdre la face, c’est perdre son statut.

Le rôle du groupe et la figure de la “chèvre émissaire »

Dans chaque établissement qu’elle a étudié, Margot Déage a retrouvé la même mécanique : un ou une élève devient le point focal du rejet collectif.
Cette “chèvre émissaire” concentre les angoisses, les moqueries et les rumeurs.

Souvent, il s’agit de filles issues de milieux populaires ou racisées, perçues comme “différentes”.
Le groupe se renforce en la stigmatisant : en la désignant comme “celle qui ne correspond pas aux codes”, il consolide ses propres frontières.
Cela permet aussi à chacun de relativiser son propre comportement. Un autre point de référentiel existe, et cela m’offre une certaine liberté.

La question du suicide et du traitement médiatique du harcèlement scolaire

Margot Déage met en garde contre la surmédiatisation des cas de suicides liés au harcèlement scolaire.
Ces histoires bouleversantes éveillent les consciences, mais elles donnent parfois l’impression que le suicide est l’unique issue pour les victimes.

Or, cette représentation peut être dangereuse :

  • D’abord parce qu’elle invisibilise les nombreuses situations de souffrance chronique mais non fatale.
  • Ensuite parce qu’elle risque d’installer chez les jeunes l’idée qu’“on ne peut pas s’en sortir autrement”.

Elle plaide pour qu’on mette aussi en avant les histoires de reconstruction : celles d’élèves qui ont trouvé de l’aide, qui ont pu rebondir, et qui témoignent que le harcèlement n’est pas une fatalité.

Un message d’espoir et de responsabilité

Malgré la dureté du constat, l’intervention de Margot Déage se conclut sur une note d’espoir.
Les consciences évoluent. Les enseignants, les parents et les institutions prennent peu à peu la mesure de l’ampleur du problème.

Elle invite à une vigilance collective :

Comprendre le harcèlement, c’est d’abord comprendre nos propres normes.
Car tant que certaines humiliations restent “acceptables”, elles continueront de se reproduire.

Changer les regards, interroger nos réflexes, encourager la diversité des comportements et des expressions : voilà les pistes qu’elle ouvre pour transformer l’école en un espace réellement inclusif.

En résumé

L’intervention de Margot Déage nous aide à voir le harcèlement non pas comme une somme de “cas individuels”, mais comme le reflet d’un système social où la réputation, le regard des autres et les normes de genre se croisent.

Elle nous rappelle que la prévention passe par une éducation au vivre-ensemble, à la différence, et à la bienveillance.

Son travail est précieux, parce qu’il met des mots et des chiffres sur des réalités que beaucoup d’adolescents vivent dans le silence.
Et surtout, selon moi, il ouvre une voie : celle d’une école où la reconnaissance et l’amitié remplaceraient enfin la peur et la mise à l’écart.

Le lien vers l’intervention de Margot Déage

Retrouvez ci-dessous toute l’intervention de Margot Déage sur le lien entre harcèlement scolaire et réputation :

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